« C’est le premier jour de l’école, et je veux y aller toute seule. En sabots, je pars fière et mal habillée. C’était quelque chose que ces sabots de bois ! Raides, avec une gansole de cuir par-dessus qui se déclouait tout le temps. Je ne pouvais pas courir comme je voulais, et si je marchais dans les flaques d’eau, ils devenaient lourds comme du fer.
Mon cartable est taillé dans un morceau de drap de lit, teint en bleu marine, cousu par ma grand-mère, comme tout ce que je portais, tabliers, robes, qui, ma foi, n’étaient pas de la dernière élégance. Mais il en était à peu près de même pour les autres petits, la première photo de classe en témoigne. C’était après la guerre et nous étions tous des enfants de paysans pauvres. Je connaissais parfaitement le chemin : de l’épicerie, c’est tout droit, on voit les marronniers de l’école, et de la mairie où papa est secrétaire. […]
J’arrivai donc à l’école, décidée et conquérante. J’avais raison, rien ne me parut bien difficile. Ce que la maîtresse disait une fois, je le savais pour toujours, dans l’anecdote plus que dans l’orthographe, et la petite classe n’est qu’un vague et bon souvenir. La pâte à modeler y tient une grande place, elle salit les mains et le bureau, mais se plie au gré de chacun. […]
La classe comportait plusieurs cours, ce qui me permit très vite de lire avec les plus grands, de faire leurs problèmes, parfois plus vite qu’eux. Mais quand Simone, Joseph, ou Blandine, qui ont un an de moins que moi, feront de même, je râlerai.
Merci aux trois institutrices : madame Yung, une juive en pantalon, rescapée de la Shoah, mademoiselle Salum, ses belles jupes en forme jusqu’aux chevilles, et madame Delbreil, avec ses boucles noires sur son immense front, et ses beaux dessins au tableau.
Pour chanter, nous allions dans la grande classe, où « M’sieur », Noël Aguila, nous apprenait des chants en nous accompagnant au piano :
« J’avais un petit âne noir
Mon Dieu que j’ai de la peine !
Hélàs, on me l’a tué ce soir,
Mon cher petit âne noir ! »
Perdue dans la masse du chœur, je pleure comme une madeleine. Simone Cazaubon, une grande, finit par avertir :
– M’sieur, y’a Claudie qui pleure !
Le bon maître se fraie un passage au milieu des autres, s’accroupit à ma hauteur et demande :
– Qu’est-ce que tu as ? Où as-tu mal ?
Je sanglote, je ne peux répondre qu’après de longues secondes :
– le petit âne, il est mort ! «